Les artistes dans la Première Guerre Mondiale

Lorsqu’éclate la guerre en 1914, l’art est en pleine mutation. Aux peintres académistes qui pratiquent le réalisme et la perspective en trompe l’œil, s’oppose une nouvelle génération d’artistes qui proposent de nouvelles solutions pour transcrire la réalité. Impressionnistes, nabis, futuristes italiens et cubistes autour de Picasso qui vient de peindre ses célèbres demoiselles d’Avignon. Aucun de ces artistes ne sera insensible à la guerre et beaucoup vont même y participer

Des peintres missionnés.

La guerre et les grandes batailles ont toujours représenté une source d’inspiration forte pour les peintres d’histoire, qu’il s’agisse de récits tirés de la Bible ou de la Mythologie, des batailles de l’histoire grecque et romaine ou d’évènements guerriers contemporains. En 1914, lorsque partent enthousiastes les troupes vers les frontières du nord et de l’est, les grandes heures des triomphes militaires représentés par Jacques-Louis David, le peintre de Napoléon, semblent être de retour. La revanche est dans tous les esprits et personne ne se doute que très vite le front va durer quatre longues années d’une guerre de plus en plus mécanisée, brutale et rapide telle que personne n’en a encore jamais vu.

La fin du XIXe siècle a vu croître l’engouement pour la peinture militaire. Le désir de revanche sur l’Allemagne suite à la défaite de 1870, les succès coloniaux de l’armée française et le resserrement des liens entre l’armée et la population suscitent chez les peintres de nombreux tableaux à sujet guerrier et certains s’en font même une spécialité à part entière. Des artistes tels qu’Alphonse de Neuville ou Edouard Detaille qui ont été soldats en 1870 se sont fait une spécialité des épisodes héroïque de cette guerre tragique tandis que Julien le Blant s’est fait le peintre des guerres de Vendées et des Chouans.

Aussi, dès la mobilisation générale du 1er août, nombreux sont les artistes qui réclament au ministère de la guerre l’autorisation de suivre les combats pour en tirer des œuvres. Le ministre, conscient de l’intérêt pour la mobilisation de la population d’œuvres réalisées par des artistes renommés et représentant les faits marquants de batailles qu’il espère victorieuses accepte. Dès décembre 1914, la fine fleur des peintres académistes, jugés mieux à même de représenter la guerre, est missionnée et part vers Amiens d’où elle rejoint le front.

Les peintres de bataille ne sont d’ailleurs pas les seuls à être enthousiasmés au début de la guerre et de nombreux autres artistes, peintres, sculpteurs, écrivains se sentent portés par la fibre patriotique et veulent vivre une aventure qu’ils voient au travers de leurs références culturelles romantiques et héroïques. Le peintre Maurice Denis se languit de n’être que garde barrière, tandis que le poète Guillaume Apollinaire, polonais, et donc sujet de l’empire russe fait tout son possible pour être naturalisé français et donc pouvoir partir au front. Son ami Picasso fait de lui deux dessins : un lorsqu’il part à la guerre fièrement campé devant son canon d’artilleur, le deuxième lorsqu’il en revient blessé à la tête. C’est en Picardie qu’il découvre la guerre. Ah Dieu ! que la guerre est jolie proclame-t-il dans son poème L’adieu du cavalier..

Joseph-Félix Bouchor est un des premiers peintres à être missionné par le ministère de la guerre. Représentant de la peinture Académique, ce peintre missionné par le musée de l’armée représente les soldats et les moments glorieux comme dans la remise des médailles sur l’esplanade des invalides conservé au musée Carnavalet, où les décorations dorées des officiers généraux répondent aux dorures du dôme des Invalides qui se détache dans le ciel.

Plus classique encore de la peinture de guerre est le tableau de Joseph Aubert, Les protestataires, conservé à l’historial de la Grande Guerre de Péronne dans la Somme. Cette œuvre allégorique représente la brutalité de l’annexion de l’Alsace Moselle après la guerre de 1870 qui explique et justifie selon l’auteur l’engagement de l’armée française contre l’empire allemand. L’union de l’armée et de la nation, représentée par un député font face à un Bismarck casqué qui maltraite une jeune Alsacienne tandis que l’esprit de Jeanne d’Arc prie devant une croix de Lorraine.

Cette allégorie dans un style des plus classiques délivre un message clair de justification tentant de donner un sens à la guerre, mais cache difficilement l’impossibilité de peindre la guerre moderne à laquelle se heurtent les artistes.

Une guerre évanescente

Rapide, brutale, mécanique et imperceptible au regard, telle est la guerre moderne qui empêche une représentation globale comme les grandes scènes de batailles du XIXe siècle.
Aussi, face à l’impossibilité de peindre la réalité de la guerre, les artistes ont-ils souvent choisi de représenter une autre réalité, celle de la vie quotidienne des soldats et des tranchées. Nombreux sont les artistes à l’image de Jean Hugo, l’arrière petit-fils de Victor Hugo, dont les dessins sont conservés à Blérancourt, qui représentent la vie des tranchées, la découverte de l’autre, la rencontre des cultures. En témoigne sa série de dessins montrant les rencontres entre soldats français et américains et les fêtes organisés par ceux-ci avant la fin de la guerre. Si l’on sent dans les dessins une rectitude qui démontre la tension permanente des soldats toujours prêts à l’action inattendue, la joie éphémère qui se dégage de ces scènes prouve l’importance de ces moments de détente, de l’humour et de la camaraderie qui permettent de tenir dans l’horreur de la guerre.

Au fur et à mesure de l’enterrement dans les tranchées des soldats, il devient plus difficile pour les artistes de se rendre sur le front et de le représenter, aussi un artiste assez âgé comme Julien le Blant doit ronger son frein et se contenter de croquer les soldats en permission à la gare de l’est avant de pouvoir enfin faire la connaissance du front dont il rapporte des dessins et lavis dont les formes enlevées et floues tentent de représenter la vitesse, le bruit, la fureur.

Julien le Blant découvre le front en 1917-1918 en Picardie et en tire une superbe série de lavis dont la cavalcade d’artillerie

Le peintre suisse du groupe des Nabis, Félix Vallotton, naturalisé français, tient à visiter le front de Picardie pour peindre ses impressions de la guerre. Ce qu’il en retient c’est l’impossibilité de représenter l’horreur et l’importance de cet humour de tranchée qui se dégage de ses estampes. Dans l’une d’elle, alors que des villages brûlent, un soldat dans une tranchée lit une lettre, un autre lui demande T’as des nouvelles ? et le premier de répondre Oui, ma feuille de contributions.

C’est encore le calme, loin des combats qu’il représente dans son tableau Soldats sénégalais au camp de Mailly, daté de juin 1917 et conservé au Musée départemental de l’Oise à Beauvais. C’est au contraire l’agitation extrême qu’il représente dans son célèbre tableau Verdun conservé au musée de l’Armée. Aucun personnage n’est visible dans cette bataille déshumanisée, on ne voit que le panache noir de fumée et les faisceaux colorés de lumière qui s’entrecroisent, les formes abstraites, presque cubistes témoignent de l’impossibilité de représenter le réel autrement que par touches ou impressions.

Face à cette impossibilité de représenter la guerre dans son ensemble durant les combats, de nombreux artistes tentent d’en traduire les impressions après guerre, dans les années 20. Le temps joue comme un décanteur et les sentiments, les impressions sont décrits avec plus de recul, avec un certain symbolisme qui parle à tous ceux qui ont vécu cette guerre. Le triptyque La guerre réalisé par Otto Dix, peintre expressionniste allemand et ancien soldat notamment des batailles de la Somme, entre 1929 et 1932 tente de faire une synthèse de la guerre à la manière des retables religieux de la fin du Moyen Âge.


Mais ces souvenirs rapportés du front, déformés et, symbolisés, ne se cantonnent pas aux peintres et c’est sous la forme terrifiante des marais des morts de l’entrée du Mordor que se matérialisent les souvenirs des marais de la rivière l’Ancre dans la Somme, où l’auteur du Seigneur des Anneaux, J.R.R. Tolkien participa aux combats.

De nouvelles formes pour une nouvelle guerre.

Le fracas des machines, la vitesse et la violence des bombardements et des assauts bousculent et désorientent la représentation artistique traditionnelle. Comment dire la guerre lorsqu’on ne la voit pas ? Cette question qui perturbe les peintres traditionnels, fascine les peintres avant-gardistes qui y voient un moyen d’affirmer leur vision moderne et iconoclaste de la réalité.

Cela commence par un élan enthousiaste, celui des peintres futuristes italiens qui fustigent le confort bourgeois et la peinture de salon et qui proclament que seules la mécanique et la représentation du mouvement moderne sauveront l’art. Le Canon en action de Gino Severini, peint en 1915 veut montrer au monde la puissance de la machinerie humaine à travers l’entrecroisement des lignes et des couleurs et la dislocation du canon qui exprime la perfection de la vitesse et de la brutalité de l’explosion. Bboumm. Avancer-Avancer-Avancer. Perfection Arithmétique. Rythme géométrique. Puissance , proclament les nombreux textes qui émaillent l’œuvre comme une façon d’exprimer la pulsion violente et libératrice de l’artiste. Mais cet optimisme n’aura qu’un temps et bien vite de nouvelles formes tentent de peindre l’indicible horreur de la guerre. Les expressionnistes seront ceux qui en feront les représentations les plus glaçantes et criantes de vérité, au premier rang desquels Otto Dix.

La guerre est aussi une rupture artistique forte qui conforte les artistes cubistes dans leur choix d’exprimer une nouvelle vision de la réalité aux multiples points de fuite. Fernand Léger y expérimente en tant que brancardier sur les premières lignes du front la théorie picturale qu’il a mis en place juste avant la guerre. Dans ses œuvres, la décomposition des formes, les objets qu’il brise et recrée en de multiples facettes, n’est pas sans rappeler le remodelage incessant du paysage sur le front occasionné par les bombardements incessants et la déshumanisation apportée par le machinisme militaire. Comme il l’écrit, la vision des champs de batailles présente  […] des sujets tout à fait inattendus et bien faits pour réjouir [son] âme cubiste. Par exemple, tu découvre un arbre avec une chaise perchée dessus. Comme il l’écrit encore dans sa correspondance de guerre, Cette guerre-là, […] [c]’est l’abstraction pure, plus pure encore que la peinture cubiste.

Mais le croisement entre la guerre et l’art des Avant-gardes a aussi donné naissances à des expériences aussi inattendues et durables que la technique du camouflage. En effet, dès août 1914, deux peintres : Lucien Victor Guirand de Scévola et Louis Guingot, ont l’idée de dissimuler les canons de leurs batteries en s’inspirant de la nature qui les entoure. L’installation dans les tranchées causée par la guerre de positions convainc le général Joffre du bien-fondé de cette expérience et le 4 août 1915, le ministère de la guerre crée officiellement une section de camouflage qui regroupe les meilleurs artistes et décorateurs engagés dans l’armée française. Landowski, le peintre fauviste Camoin, Dunoyer de Ségonzac ou le cubiste André Mare en font partie. Très vite, l’expérience de déconstruction des volumes pratiquée par les peintres cubistes influence la réalisation de ces camouflages qui se transforment en peintures modernes avec leurs larges quadrilatères colorés. La juxtaposition de bandes colorées empêche de reconnaître les objets camouflés.


Picasso ne s’y trompe pas s’écriant devant le premier canon camouflé qu’il voit C’est nous qui avons fait cela.
Cette technique est bientôt imitée par toutes les armées en présence et l’Allemagne aussi utilise la fine fleur de ses peintres d’avant-garde. Franz Marc, dans sa correspondance affirme, non sans humour, avoir peint neuf Kandinsky […] sur des toiles de tente, afin de […] rendre introuvable l’emplacement des pièces d’artillerie pour les avions de reconnaissance.
Témoignage inestimable de l’invention du camouflage, les carnets de guerre de l’artiste-décorateur cubiste de cette section, André Mare, sont conservés à l’Historial de la Grande Guerre de Péronne.

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